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    Du domaine des Murmures

    Carole Martinez

    Éditions Gallimard

    2011

     

    « Ce lieu est tissé de murmures, de filets de voix entrelacées et si vieilles qu’il faut tendre l’oreille pour les percevoir. De mots jamais inscrits, mais noués les uns aux autres et qui s’étirent en un chuintement doux1. »

    « Souviens-toi que tu es poussière2 ! »

    Le roman français n’est pas mort : Carole Martinez prouve que les écrivains contemporains ont encore des histoires à raconter. Du haut de ses impressionnantes falaises, le domaine des Murmures voit couler la Loue où se nouent les destins des seigneurs, vassaux et serfs. Les légendes disent qu’autrefois une sainte a vécu sur ses terres.

    En 1187, Esclarmonde, quinze ans et fille du seigneur des Murmures, a choisi d’épouser sa foi plutôt que l’homme qu’on lui désigne. Elle sera enterrée vivante, recluse dans une tombe de quelques pas de long, nourrie par une brèche, et elle recueillera les confessions des pèlerins jusqu’à sa mort. Mais avant qu’elle ne quitte le monde une deuxième fois, elle sera prophétesse…

    Mon avis

    Carole Martinez a réussi à recréer le Moyen Âge par le don de la langue, davantage que par une accumulation de détails sur la manière de vivre. Ce n’est pas un roman historique, c’est le regard d’une sainte sur une époque où les croyances, les craintes, l’ignorance portent le peuple grossier.

    « Et tandis qu’il dormait, la rumeur s’enflait, grondait, s’étalait sur le fief des Murmures, la rumeur dépassait le grand calvaire, elle courait sur l’horizon, rebondissait de famille en famille, de bourgade en bourgade, empruntait la grand-route, coupait à travers champs, une bouche touchait vingt oreilles qui devenaient aussitôt autant de langues, et chacun se hâtait de répéter, de raconter, d’inventer ce miracle à sa façon, avec ses mots, ajoutant des détails, des trous aux pieds, une couronne d’épines, une auréole dorée sur mes cheveux […], et une étoile nouvelle au ciel, un astre bleuté si brillant que certains affirmaient l’avoir vu en plein midi et en avoir été aveuglés le temps de réciter vingt dizaines d’Ave3. » 

    À l’époque des saints sacrements et des renoncements, des honneurs et des croisades, des toujours et des jamais, la voix d’Esclarmonde surgit grâce à une écriture toute en circonvolutions, poétique par les sonorités, le rythme, l’intensité dramatique, les tournures anciennes. Un moment de lecture passionnant !

    « Elle se moquait de la légèreté de ce sexe, dit fort, qu’un seul de ses regards suffisait à soulever, et elle riait de tant de vanité. Elle-même ne se lassait pas de son corps, dont elle découvrait les charmes dans les yeux de Martin, elle laissait enfin transparaître la grâce naturelle de ses gestes, grâce qu’elle avait contrainte jusque-là davantage sans doute par prudence plus que par pudeur. Elle avait brisé les invisibles chaînes qui l’entravaient depuis l’enfance, cette tenue qu’on lui avait imposée, et la géante s’offrait désormais aux frôlements du vent, à la fraîcheur des sous-bois, aux langues de soleil. Il lui arrivait de jouir du paysage ou même d’une petite brise égarée sous ses jupes — voluptés solitaires —, de s’accoupler avec le monde le temps d’un courant d’air. Ses mouvements déliés agitaient ses rondeurs et incitaient à l’amour, tout comme cette joie que le désir des fâcheux ne parvenait pas à étouffer, cette joie qu’il lui était difficile de contenir et qui, la débordant, fusait le jour en rires, la nuit en cris dont les merveilleux éclats embrasaient les Murmures et se fichaient dans le cœur des hommes comme des traits4. »

     

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    Du domaine des Murmures

    Carole Martinez

    Éditions Gallimard

    Collection Blanche

    2011

    208 pages

    17,15 euros

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    Éloge de la démotivation

    Guillaume Paoli

    Éditions Lignes 

    2008

     

    L’âne, la carotte et le bâton

    Né dans une ambiance de constante culpabilisation des chômeurs et des assistés, qui creusent le « trou de la Sécu », et relayée par la classe politique et les petits-bourgeois de droite, ce petit traité sur la démotivation détonne.

    Qu’est-ce que la motivation ? Comment et pourquoi la motivation est-elle sollicitée sur le marché du travail ? Le marché-tout-puissant et la concurrence permettent aux entrepreneurs et aux États de légitimer la pression faite aux salariés. Dans un esprit de collaboration, on leur demande d’être performants, flexibles, mobiles, rapides, de vendre leur personnalité dûment conforme à l’entreprise dont ils épousent les valeurs et les exigences sans contrepartie. Au final, le salaire, selon Guillaume Paoli, n’est pas la rétribution du travail mais celle de l’obéissance : les salariés doivent se soumettre.

    La motivation au travail est alors indispensable pour soumettre volontairement les salariés à l’entreprise : à cela rien de nouveau, il suffit de se replonger dans le Discours de la servitude volontaire de La Boétie. Grâce aux « consultants d’entreprise » et à leurs méthodes de positivisme, le salarié est gratifié par de douces paroles et une surcharge de travail supplémentaire (dont il sera capable de s’acquitter), mais il attendra vainement la récompense par l’argent, car on sait bien que l’âne repu de sa carotte cesse d’avancer.

    Et la motivation, si elle se transforme en addiction, c’est mieux ! Quel énorme tour de force que de faire de l’addiction au travail une norme professionnelle, cautionnée par les entreprises et les instituts de santé publique, lesquels taisent les dangers liés au travail – car on ne peut remettre en cause le marché tout entier qui « dicte ses lois ». L’addiction au travail, ça rapporte aussi : les Français sont les premiers consommateurs au monde d’antidépresseurs et d’anxiolytiques.

    « Au Moyen âge, entre les fêtes religieuses, celles de son quartier, de sa corporation et les foires, un artisan parisien bénéficiait d’au minimum 150 jours fériés par an. La journée de travail d’un paysan n’était pas mesurable parce que constamment interrompue, et à la fin de chaque été, la fête de la mousson venait célébrer la fin annuelle du labeur. Si un Méphisto était venu proposer aux gueux de l’époque le marché suivant : je vous offre le chauffage central, la machine à laver et la sécurité sociale, mais c’est à condition que vous doubliez votre temps de travail et renonciez aux réjouissances communautaires, il est peu probable qu’ils l’eussent accepté1. »

    Consommer plus pour travailler plus

    Qu’est-ce que la motivation à la consommation ? La grande bouche du capitalisme se nourrit à l’infini des désirs humains : pour une croissance éternelle, il lui faut innover sans cesse dans des produits, et de plus en plus rapidement.

    Mais cette « destruction créatrice » dont parlait Schumpeter a besoin d’un public aux désirs toujours réactivés : l’obsolescence programmée et la publicité sont censées maintenir la motivation à l’achat nécessaire pour écouler les produits.

    Or, de quoi est fait le désir lié à la possession d’un objet ? Quelle est la valeur immatérielle propre à chaque objet, et dont les publicitaires traquent l’existence pour mieux nous appâter ? À force de nous pousser à vouloir des produits remplacés la semaine suivante, les désirs sont saturés. Est-il possible qu’à force de solliciter nos désirs, nous voulions juste ne plus vouloir ?

    « Désormais, chaque individu soumis au marché reçoit en permanence une double injonction contradictoire : réduis tes prétentions salariales et augmente ta consommation ; sois créatif et admets qu’il n’y a pas d’alternative ; sois loyal et n’oublie pas que tu es remplaçable à merci ; fais valoir ton individualité et fonds-toi dans l’équipe ; sois égoïste et aies honte de défendre tes intérêts ; jouis et sois abstinent2. »

    Mon avis

    Éloge de la démotivation est un ouvrage à la subjectivité assumée : Guillaume Paoli déroule un discours au vocabulaire simple et non technique ; parfois il divague, parfois il s’arrête sur des aspects particuliers. Sous des airs légers, son discours est construit autour de ces deux motivations : celle du travail et celle de la consommation, lesquelles sont liées au capitalisme. Dans les deux cas, alors qu’elle apparaît comme un enjeu crucial du système, elle semble pour le moins fragile.

    Son point de vue non conventionnel en fait un essai pertinent qui donne à réfléchir sur une question que l’on se pose peu : pourquoi faisons-nous les choses ? À la fin de sa lecture, on aborde le travail et tout ce qui s’y affère d’un angle nouveau : sortons un peu du conditionnement des universités et des écoles, lesquelles nous apprennent à « nous vendre sur le marché du travail », pour rencontrer Guillaume Paoli qui redonne au temps, au temps « libre » (opposé au temps occupé à travailler) et au plaisir leur légitimité.

    Lisez aussi

    "Discours de la servitude volontaire", Étienne de La Boétie

    Le fond de l'air est jaune Collectif

    Opinion, sondages et démocratie Roland Cayrol

    Nos rêves ne tiennent pas dans les urnes Paul Ariès

    Altergouvernement. 18 ministres-citoyens pour une réelle alternative Collectif

    La Lucidité José Saramago

    L’Homme au marteau Jean Meckert

    Un petit boulot Iain Levison 

    Rêve général Nathalie Peyrebonne

    Les Renards pâles Yannick Haenel

    Regardez aussi

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    Attention danger travail

    Pierre Carles, Christophe Coello et Stéphane Goxe

       

    1. Page 114. -2. Page 20.

    Éloge de la démotivation

    Guillaume Paoli

    Éditions Ligne

    2008

    192 pages

    14 €

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  •  la-voleuse-de-livres markus zusak bibliolingus 

    La Voleuse de livres

    Markus Zusak

    Oh ! Éditions

    2007

     

    « Cinq cents âmes.

    Je les portais à la main, comme des valises. Ou bien je les jetais sur mon épaule. C’est seulement les enfants que j’ai emportés dans mes bras1. »

    « Venez. Je vais vous raconter une histoire2. »

    Je suis la Mort et je vais vous raconter l’histoire de Liesel. Avec les livres, Liesel découvre le pouvoir des mots et le secret d’Hitler ; avec moi, elle découvre les couleurs sombres, l’immobilité, le froid. Écoutez-moi, je vais vous raconter son histoire.

    Molching, petite ville près de Munich, où la vie se replie sur elle-même, resserrée à l’extrême, où les couleurs du ciel sont hallucinées par les bombes et les fumées, où la terre prend l’odeur des corps… Où les mots se révèlent à Liesel, qui, du haut de ses dix ans, découvre la guerre et la lecture.

    On y retrouve une Saumensch, un accordéon, un garçon aux cheveux couleur citron, un autre aux cheveux comme des plumes, un boxeur juif, Mein Kampf, un ciel bleu, « avec un gros nuage allongé qui ressemble à une corde, et, au bout de cette corde, le soleil [qui] fait un trou jaune3… » et beaucoup de couleurs.

    « S’il vous plaît, essayez de ne pas détourner le regard4. »

    La Voleuse de livres, le roman d’un maître. En donnant la parole à la Mort pour raconter l’histoire personnelle dans la grande Histoire, Markus Zusak enjambe avec habileté les lieux communs de la narration pour ce genre de récit et se meut avec aisance avec l’omniscience de sa narratrice. Si ce n’était que cela, Markus Zusak entrait seulement dans les Éphémères, mais la Mort nous implique, nous titille, nous dérange.

    Elle nous fait voir tous les tons de gris qui habitent les cœurs des hommes. Voici, nous dit-elle, comment le régime nazi prend place dans leurs âmes, comment la pression sociale, la suspicion, les menaces et la peur poussent chacun de nous à collaborer, plus ou moins activement, au fascisme. Chaque détail compte dans l’apparence ; à tout moment, il faut prouver sa soumission au nazisme.

    « Un peu plus tôt, chez les Hubermann, un petit drame avait eu lieu. Ils ne retrouvaient plus leur drapeau. “Ils vont venir nous chercher, dit Maman à son mari. Ils vont venir nous chercher et nous emmener.” Ils. “Il faut qu’on le retrouve.” Il s’en fallut de peu que Papa ne se rende au sous-sol pour peindre un drapeau sur l’une de ses bâches de protection. Heureusement, on finit par dénicher l’objet dans le placard, roulé en boule derrière l’accordéon.

    “Cet accordéon de malheur m’empêchait de le voir.” Maman pivota sur ses talons. “Liesel !”

    La fillette eut l’honneur de fixer le drapeau au châssis de la fenêtre5. »

    Avec Liesel, c’est la difficulté de vivre qu’on appréhende : l’incertitude du lendemain, le rationnement, les denrées rares, voire épuisées, les nuits dans les abris. On découvre aussi comment l’adolescente trouve à être heureuse parmi la misère et les décombres ; l’enfance est unique, la sienne sera de ces couleurs-là : rouge de sang, jaune de l’étoile des juifs, noire de la croix gammée.

    Mon avis

    Ce qui aurait pu être un énième récit de la Seconde Guerre mondiale est un roman magistral. Magistral parce que Markus Zusak maîtrise quand et comment le lecteur doit découvrir de nouveaux éléments. Il découpe chapitre par chapitre le cheminement de son histoire avec précision ; l’écriture impérieuse colle au plus près des événements et des émotions. Pas à pas, on avance vers l’inéluctable fin, la pression au ventre. Au lecteur d’être attentif, d’assembler patiemment les morceaux, et de se laisser guider avec confiance.

    La distillation macabre est pourtant profondément humaine : faite de synesthésies mêlant les couleurs, la poésie, les sentiments et les hommes, elle montre aussi le hasard, la chance, le destin et la volonté qui s’affrontent, tout comme le racisme, la violence, l’amitié et la solidarité, écartant le dualisme antagoniste du Bien et du Mal.

    « Un sept. Vous jetez le dé et vous regardez sur quelle face il tombe, en prenant conscience que ce n’est pas un dé réglementaire. Vous dites que c’est de la malchance, mais vous avez toujours su que cela devait arriver. C’est vous qui l’avez introduite dans la pièce. La table l’a sentie dans votre haleine. Le Juif dépassait de votre poche depuis le début. Vous le portez à votre revers et, quand vous jetez le dé, vous savez que ça va être un sept, exactement le chiffre qui va vous nuire. Et c’est un sept. Il vous regarde dans les yeux, répugnant et miraculeux, et vous partez avec ça, sui commence à vous ronger.

    Tout simplement la malchance.

    Voilà ce que vous dites.

    Aucune conséquence.

    C’est ce que vous vous forcez à croire, mais au fond, vous savez qu’il s’agit du signe annonciateur d’événements à venir. Vous cachez un Juif. Vous le payez. Vous devez le payer, d’une manière ou d’une autre6. »

    Les personnages, au-delà de la lecture fiévreuse, semblent réels et gravent leurs sentiments et leurs actions dans nos cœurs. Ancrée dans un moment précis de l’Histoire du monde, La Voleuse de livres a pourtant gagné son intemporalité.

    « “Regarde les couleurs, dit Papa.” Comment ne pas aimer un homme qui non seulement remarque les couleurs, mais en parle7 ? »

    Lisez aussi

    Les Cerfs-volants Romain Gary

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    La Voleuse de livres

    The Book Thief (titre original)

    Markus Zusak

    Traduit de l’anglais (Australie) par Marie-France Girod

    Éditions Pocket

    2010

    640 pages

    8,10 €

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